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Love Letters 
2022


 

    L’histoire commence par une idylle impossible entre le fils d’un nationaliste fondateur du premier parti républicain tunisien et une jeune corse, dans les années 1940.
Au temps du protectorat, cet amour interdit embrasse l’Histoire de la Tunisie et celle de la France. Un jeu de « je t’aime moi non plus » qui persiste aujourd’hui. Love letters nous conte avec justesse et pudeur une romance, celle des grands-parents de Héla Ammar, mise en miroir avec celle, complexe, du récit national.

Dans son oeuvre artistique Héla Ammar ne cesse de creuser, d’interroger les notions de mémoire, d’identité et de temps. La notion de temporalité qui imprègne fortement l’œuvre de Héla Ammar est mise en corrélation avec les récits historico-politiques de son pays. Ce travail de mémoire, transposé à sa réflexion sur le temps, importe à l’artiste au delà de sa création plastique, et pourrait se résumer à l’adage «pour savoir où l’on va il faut savoir d’où l’on vient ».

Avec la révolution en 2011, le besoin de trouver de nouveaux repères s’impose. Héla Ammar questionne alors les archives nationales et familiales. Selon elle « les archives en tant que traces tangibles du passé, ou en tant que réceptacle de la mémoire constituent souvent une valeur refuge : on interroge la mémoire pour y trouver des réponses sur le présent et l’avenir. » Héla Ammar réalise le manque - voire l’absence - d’archives tant personnelles qu’historiques. L’artiste entame ainsi une quête minutieuse, où elle délivre un récit à partir d'éléments factuels afin de « reconstruire une mémoire collective éclatée et de tisser ainsi un champ temporel unifié. »

   Au fil des séries qu’elle construit, Héla Ammar réhabilite des faits et contribue à reconstituer des archives tant nationales que familiales. Le temps et ses mémoires sont transposés en images pour être à nouveau perceptibles et perdurer.
C'est ainsi qu'à travers son regard de photographe Hela Ammar appréhende la révolution tunisienne dans Mal d'Archives en 2012. Avec la série Tarz, on comprend que l’artiste entame un processus plus affirmé avec l’ambition d’exprimer le temps par des marqueurs qu’elle restitue dans les séries artistiques qui suivront. Le fil rouge qui marque cette volonté de « trace » et de continuité temporelle, la broderie et la forme circulaire apparaissent de manière plus marquée dans son travail photographique.

L’identité et la mémoire restent au coeur de son travail de restitution avec les séries qui suivront Moves the Lines et À fleur de peau. L’artiste intègre de façon plus régulière le portrait de personnalités publiques qui ont façonné la vie politique tunisienne. S’identifier à une entité nationale pour pallier aux lacunes d’une mémoire collective devient réel et possible. En effet, Héla a conscience de la notion affective que l’on peut porter à ce qui nous relie tous : notre histoire transcrite en archives. Selon elle « le droit à la mémoire suppose la connaissance de ce qui a été, condition nécessaire à toute démarche de résilience », formidable écho aux propos de Platon « le savoir n’est que mémoire».

   Arrière petite-fille de l’avocat nationaliste engagé Hassouna Ayachi, Héla Ammar a deux grands-mères maternelles. L’histoire entre son grand-père et une jeune Corse  est finalement rendue possible grâce à l’amour de la jeune promise Tunisienne. En 1945, son grand-père épouse les deux femmes sous le régime de la polygamie, la famille s’épanouit alors dans une maison à Sousse où naîtront 4 enfants. Héla Ammar garde le souvenir d'une enfance heureuse entre sa mère et ses deux grand-mères dans une maison familiale « bercée par les exploits de mon aïeul, les valeurs républicaines et la littérature française ! ». Une période charnière de l’histoire de la Tunisie sculpte par la suite l’histoire de la famille de l’artiste : la fin du protectorat français et la naissance de la République en 1956. Cette république incarnée par le premier président Habib Bourguiba érige le code du statut personnel et des droits de la femme, parmi les plus progressistes de l’époque.

Les deux histoires scellées s'interpellent et se répondent par ricochet. Les bribes de l'une et l'autre vont structurer la personnalité de l'artiste tout comme sa pratique artistique. Bercée dans son enfance par cette double culture, Héla Ammar palpe ce jeu d’amour puis de haine que se renvoient ses deux patries au fil du temps. Cette relation implosera à nouveau lors du printemps arabe en 2011.

    Dix ans après Mal d’archives, sa réflexion artistique sur les notions qui lui sont chères a mûri et l’amène à se dévoiler plus intimement; son histoire personnelle est désormais au coeur du projet: Love Letters. Un nouveau « cataclysme » émotionnel la conduit à appréhender ses souvenirs familiaux. Il y a trois ans, suite à une hospitalisation et plusieurs jours dans le coma, la mémoire de Héla Ammar est devenue l’une des préoccupations principales de sa convalescence.

La trace d’un évènement, la reconstitution d’un souvenir, les ramifications de la mémoire sont des champs d’investigations infinis. Les mécanismes de construction de la mémoire, mais aussi de l’identité sont multiples. Et l’oubli, l’absence et le vide en font partie.  Elle construit et transcrit, sous la forme de correspondance imaginée des archives pour transmettre ce passé dans le temps présent et elle prend bien soin de broder une continuité entre les deux.

Cette correspondance se traduit par plusieurs installations toutes reliées aux réminiscences de ses souvenirs d’enfance et imbriquées dans une mémoire collective tunisienne. La plupart des documents et photographies de sa famille sont détruits lors de bombardements puis d’un incendie. Peu d’éléments sont donc transmis d’une génération  à l'autre et l’oubli fait peu à peu son oeuvre.

Une série de dix photographies présente une correspondance en transparence sous papier calque qui laisse paraitre des archives, personnelles ou chinées. On peut y deviner des documents administratifs ou des photographies datant du protectorat. Si Certaines enveloppes sont vides, on distingue mal ce que d'autres contiennent : on croit par exemple discerner un portrait de l’aïeul avocat. L'artiste transpose par un jeu de transparence et de cache cache les bribes récoltées de la « grande histoire vécue et racontée par ses grand- parents ». Comme dans des souvenirs flous par ce jeu de calques et ces enveloppes disposées en cercle, il faut s’approcher pour discerner, s'interroger pour comprendre et identifier pour savoir.

Le calque « comme des strates de la mémoire » est une matière récurrente dans Love letters, la broderie au fil rouge est quant à elle utilisée de façon presque systématique dans le travail d’Héla Ammar, offrant ainsi une continuité d’une série à une autre. Pour l'artiste la transmission est primordiale de même que l’importance de panser les manquements du passé. Mais elle s’interroge : « peut on fabriquer des archives, les reconstituer ou les restituer autrement ?»

L’installation Une histoire d’amours représente des enveloppes faites également de papier calque, intercalées dans les pages d'un vieux petit livre et sur lesquelles est brodé au fil rouge le mot amour en arabe, de vingt quatre façons différentes. Cependant, paradoxalement, ce petit livre est le journal officiel de 1956/ 1957 dans lequel sont transcrits notamment les droits de la femme et l’interdiction du mariage polygame. Et d’un néon où la phrase « Une histoire d’amour » est écrite non pas à l’envers mais de droite à gauche comme en arabe.

    Contrairement au français, le mot amour en arabe est un invariable, son pluriel se décline en 24 mots qui en expriment les nuances. Cette différence d’ordre sémentique, renvoie en  elle-même aux différences culturelles mais elle illustre également cette double appartenance référentielle : l’arabe et le français dans ce qu’ils véhiculent comme réalités et imaginaires. 

La correspondance se poursuit dans une lettre composée de négatifs parsemés des fils rouges qui la ponctuent. Ces négatifs sont ceux de photos prises dans la maison de famille. La plupart des prises de vue n’ont pas imprimé sur le négatif, comme des souvenirs qui n’ont pas marqué. La fragmentation de la mémoire peut-elle être réparée ? L’histoire tronquée peut-elle être réinventée ?

Comme le faisait sa grand-mère Josette sur certains passages de livres en les censurant par des épingles, Héla Ammar s’approprie de vieux livres qu’elle compose avec des aiguilles, du fil rouge et des roses de papier. Elles nous renvoient aux précédentes oeuvres de Héla Ammar, les fleurs d’archives et notamment à l’installation A Thousand roses. La rose représente le cycle végétal qui bourgeonne, fleurit, fane mais dont l' humus nourrit les pousses suivantes. La transmission se lit toujours en filigrane. Mais peut - on ré-écrire l’histoire, composer sa mémoire et son identité avec des réminiscences de souvenirs ?
Ce fil rouge est celui qui suture, qui relie, peut-être ici aussi celui qui cache, qui efface. En un sens, on pourrait comprendre que la difficulté d’un travail de mémoire est qu'il n’est pas fiable. Subjective, la mémoire est nécessairement tronquée ou modifiée. Si nous écrivons avec la volonté de transmettre la pensée et rendre la mémoire tangible, il est indéniable que l’Homme, par sa nature ne peut restituer l’Histoire de façon partiale.

L’installation Rhizome, imposante par sa taille, est constituée de ronces d’acacia et de feuilles d’archives choisies de manière aléatoire. Ces feuilles d’archives couvrent les soixante quinze ans du protectorat français. Enchevêtrées les unes aux autres, les branches sont toujours liées par ce fil rouge qui réunit les fragments épars et poursuit la réflexion entamée dans les précédents travaux de l’artiste. Par définition, un rhizome a une arborescence complexe, multiple, il se développe librement mais a une « mobilité essentielle et une souplesse qui rendent possible sa transformation permanente »1. Les branches de l’installation, symboliques de l’arborescence du rhizome, ont cependant des épines d’acacia qui nous rappellent selon l’artiste “que les lignes de vies s’enchevêtrent, que les destins se croisent et qu’ils donnent lieu à des identités multiples et souvent rebelles”.

    La multitude de paradoxes qui compose l'histoire familiale est constamment mise en parallèle avec ceux des grandes histoires tunisienne et française. Héla Ammar explore toutes les failles temporelles, les traces qu'elle met en lumière afin " d'offrir un éclairage nouveau sur la relation qui peut exister entre mémoire collective, individuelle et ressenti ».
Dans une vision plus large de sa réflexion artistique, Héla Ammar pointe particulièrement l’ambivalence des relations entre l’ancien pays colonisé et le protectorat français qui n’a guère changé aujourd’hui car complexes à dénouer par le nombre de ramifications que composent notre histoire commune. La fracture entre les deux nations, voire même entre l’Orient et l’Occident est encore plus palpable depuis le printemps arabe. Interroger le temps qui passe et pour cela questionner la mémoire, la trace d’un évènement ou encore reconstituer un souvenir sont pour Héla Ammar les fondements de son travail artistique. À l’instar de son arrière grand-père avocat, elle combat l’oubli, elle « sublime la réappropriation des archives » afin d’en souligner les injustices et de réparer les inégalités sociales, les fractures historiques et les failles temporelles. Love letters ou Tawasol             - correspondance ou transmission en arabe - marque un point capital dans le travail de l’artiste. En toute humilité, cette correspondance intuitive nous transporte d’un temps à un autre et répare des distorsions temporelles et historiques transcendées par l’amour.

Armelle Dakouo

Mars 2022

 

  

 

 

Bio

 

Directrice Artistique de la foire d’art contemporain et de design Also Known As Africa, Armelle Dakouo assure en parallèle de AKAA le commissariat d'expositions. En 2019, elle en réalise deux expositions dont Hier est la mémoire d’aujourd’hui à l’Espace Commines à Paris, présentant une trentaine d'artistes du continent africain et de la diaspora. Commissaire d’expositions indépendantes au Maroc entre 2013 et 2017, elle travaille avec plusieurs galeries réalisant notamment la première exposition personnelle d’Abdoulaye Konaté à Casablanca et à Rabat (2017). Auparavant, elle crée en 2010 à Dakar le label artistique Onomo Visual Art pour le groupe Onomo International et produit des expositions photographiques itinérantes entre 2010 et 2013 au Sénégal, en Côte d'Ivoire et au Gabon. En 2022 elle est co-commissaire

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